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Le réveil du coeur

François d' Epenoux (Auteur)

Prix des maisons de presse 2014

Quand le Vieux accepte d'assurer la garde de son petit-fils Malo durant tout le mois d'août, ce n'est pas de gaieté de coeur. Il faut dire qu'entre le misanthrope solitaire et l'enfant de six ans, il n'y a pas seulement un fossé de sept décennies, il y a un gouffre, des siècles, un univers entier. Et pourtant... magie d'un lieu hors du temps, atavisme croisé, miroir des coeurs ? Ces deux-là vont s'apprivoiser, mais aussi se reconnaître l'un dans l'autre, dans une tendresse réciproque et un caractère affirmé qui fait fi des années. Grinçant, voire drôlement caustique quand il se place du point de vue du Vieux, émouvant et touchant quand il est vécu à hauteur d'enfant, ce roman aborde moins le conflit des générations que celui des époques : à quelle aune juger le monde où nous vivons ? Celle de l'histoire ou celle de notre histoire ?

Biographie de l'auteur

François d'Epenoux est l'auteur de plusieurs romans. Deux jours à tuer (Anne Carrière, 2001) et Les Papas du dimanche ont été portés à l'écran par Jean Becker et Louis Becker.

Extrait

«Je te laisse avec tous ces cons !» C'était il y a dix minutes, une éternité, à l'heure de la sortie des bureaux. Le Vieux m'a accompagné jusqu'au quai du métro Pernety. La rame est arrivée, pleine à craquer, lourde, lente, comme pour laisser au vieil homme le temps de m'embrasser. Dans le couinement des freins, elle s'est immobilisée et chaque double porte s'est ouverte sur un rempart d'usagers compressés. Chacun d'eux me faisait face, hostile, dissuasif, raidi par la crainte d'être éjecté, et bien décidé à ne pas céder un pouce de l'espace occupé par ses pieds. Des naufragés entassés sur un radeau, voyant nager vers eux un autre naufragé. La confrontation avec ce monstre pluricéphale a duré, allez, trois secondes. J'ai regardé à droite et à gauche : le quai ne comptait plus que quelques voyageurs découragés, résignés à attendre le prochain convoi à bestiaux. Je n'avais pas le temps d'attendre. C'est le Vieux qui m'a décidé. Il m'a poussé à monter, au sens propre du terme. J'ai senti la pression de sa main sur mon épaule et, d'un bond, j'ai foncé dans le mur humain pour m'y encastrer, non sans provoquer un sourd concert de râles, de soupirs et d'injures d'autant plus outrés qu'ils étaient protégés par l'anonymat. Puis, une fois mon corps thermoformé dans la masse compacte des autres corps, j'ai pivoté pour saluer le Vieux. En même temps que moi, vingt paires d'yeux le fixaient, lui, l'homme libre et détendu, resté seul sur le quai. Un lourd silence s'est fait - de ceux qui précèdent les tempêtes et les départs. C'est alors que, oui, il l'a fait. Juste avant que la sonnerie ne retentisse, juste avant que les portes ne se referment, le Vieux nous a tous regardés avant de me lancer, bien fort : «Je te laisse avec tous ces cons !» Sur ces mots, le couperet a claqué au ras de mon nez, la rame s'est ébranlée et sa trogne s'est éloignée dans un sourire narquois. C'est peu dire qu'ensuite le voyage m'a paru long jusqu'à la station suivante. Pour avoir un ordre d'idées, quelque chose comme Paris-Pékin en Transsibérien via Vladivostok, avec des travaux sur la ligne. C'est que, sur ma nuque de pénitent honteux, se concentrait toute la haine dont est capable l'humanité quand elle fait bloc et, par la force des choses, se tient les coudes. Si ces gens avaient pu me décapiter, ils l'auraient fait avec joie, et ma tête aurait roulé comme ce train dans son tunnel. Dieu merci, pas plus qu'ils ne pouvaient lire un journal ou consulter un texto, ils ne pouvaient brandir un sabre. Les sardines savent-elles leur chance d'être mortes quand elles sont alignées dans une boîte de métal ? Moi, mes assassins virtuels étaient bien vivants. Pis encore, à chaque mouvement du métro ils s'écrasaient contre moi, en un balancement grégaire et macabre. Je pouvais sentir leur haleine, leurs coudes, leurs genoux. Au moins les condamnés à l'échafaud étaient-ils au large dans leur charrette et échappaient-ils à l'humiliation d'avoir à danser la biguine avec leurs bourreaux. Jamais la station Gaîté ne m'a semblé aussi bien nommée. À peine les vannes ouvertes, j'ai jailli de la rame, non plus comme une sardine sans vie, mais comme un saumon fougueux et étincelant. Certes, des flots d'injures continuaient de m'éclabousser tandis que je remontais le courant de la foule. Mais, l'air libre approchant, ils n'avaient plus, déjà, que la vaine mollesse du crachat.








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